Outil d’émancipation, le smartphone peut virer à l’addiction. Le projet Digital Practices Awareness (DPA) confère aux 15-18 ans une compétence d’autorégulation numérique
Créé le 09/11/18, modfié le 28/11/24
Adolescence et numérique, jeu dangereux ? Le smartphone participe à la construction identitaire et aux interactions sociales. Mais son utilisation immodérée a des conséquences physiques et psychiques. Pour aider les lycéens à en prendre conscience, le projet de recherche à visée éducative DPA choisit l’effet-miroir. Une visualisation objective et personnalisée de leurs usages.
À un âge où passion et raison se disputent, difficile d’entendre un message de prévention. Les discours moralisateurs fonctionnent mal auprès des adolescents. Surtout quand les injonctions viennent d’adultes eux-mêmes atteints de mobidépendance — aussi appelée “nomophobie”, cette peur de se trouver séparé de son téléphone portable et de “rater quelque chose” ! Une addiction, qui pousse à consulter son smartphone plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de fois par jour. Et par nuit…
Un outil personnalisé
Comment engager dès l’adolescence une réflexion critique, qui pourrait cultiver un usage raisonné du smartphone ? Comment lutter aussi contre la dette de sommeil et les problèmes de fixation de l’attention qu’entraîne l’addiction au smartphone ? C’est le double enjeu au cœur du projet Digital Practices Awareness (DPA). Soutenu par la Fondation MAIF, il est porté par le laboratoire Technologies numériques pour l’éducation (Techné) de l’Université de Poitiers, en collaboration avec le laboratoire d’informatique et d’automatique pour les systèmes (LIAS) de l’École nationale supérieure de mécanique et d’aéronautique (IAE-ENSMA) et l’entreprise CRIIT Informatique — installés dans l’orbite du Futuroscope —, le laboratoire d’économie de Poitiers, le Centre d’études et de coopération juridique interdisciplinaire (Cecoji) et la Fondation Poitiers Université.
Plutôt que de leur adresser des généralités — les bonnes pratiques à adopter —, il s’agit de fournir aux adolescents un outil personnalisé, qui favorise leur réflexivité. L’équipe du projet a mis au point une application qui, une fois installée sur un smartphone, va entre autres enregistrer les heures d’utilisation, la durée et les interactions avec les différentes applications, le temps de navigation, les réactions aux notifications générées par les applications, mais aussi la consommation des données de chaque application, les périodes et temps de charge de la batterie, les actions de verrouillage/déverrouillage.
Changement de posture
Silencieuse et invisible, cette application DPA agit comme un ensemble de sondes embarquées. Elles récoltent des données qui sont pseudonymisées — sans information supplémentaire, il est dès lors impossible d’attribuer les données relatives à une personne physique — puis transmises vers un serveur sécurisé, en respect du règlement général de protection des données (RGPD). En retour, grâce à des analyses de ses données, l’adolescent retrouve via des graphiques ses indicateurs personnalisés, concernant l’attention portée à son smartphone et son impact sur la dette de sommeil. Il peut les comparer à ceux obtenus par ses pairs. Ce tableau de bord complète et pousse un cran plus loin le concept de “bien-être numérique”. Il incite l’adolescent à l’introspection. À changer de posture.
Bien entendu, ce jeune a le choix d’installer ou non l’application DPA et reste libre de la neutraliser à tout moment, en conformité avec la “licéité du traitement” (article 6 du RGPD), dont le fondement légal est le consentement. Il dispose aussi d’une interface de pilotage des sondes. Responsabilisant, sans jugement de valeur, cet outil de prévention personnalisée fait jouer un effet-miroir. “Dis-moi comment tu te comportes, je te dirai qui tu es.” Le jeune fait face à l’objectivation de ses usages, de la récurrence et de la temporalité de ses “attachements” numériques. Le tout dans une démarche consciente, éclairée, volontaire.
D’un adolescent à l’autre va se dessiner une cartographie des différentes façons dont l’attention peut se configurer, telles que les définissent les neurosciences : vigilance, attention sélective, attention soutenue ou attention partagée. La dimension holistique de l’analyse de l’attention que le jeune porte à son smartphone est un des apports majeurs du projet DPA. Il propose un modèle d’analyse de l’attention, avec des indicateurs comme la durée, l’intensité, la fréquence et la dispersion, pour identifier ce que Dominique Boullier, sociologue du numérique, appelle en médiologie des “régimes attentionnels”. Ils sont classés en fonction d’un indice d’attention générale (IAG), et vont de la fidélisation à l’alerte, en passant par la projection et l’immersion.
Sommeil et poisson rouge
Du zapping opposé à la capacité d’analyse et de mémorisation ? Certes, les outils numériques tendent à abaisser la capacité moyenne d’attention. Il se dit que celle d’un être humain, d’environ 8 secondes, serait aujourd’hui inférieure à celle… d’un poisson rouge ! L’allocation de l’attention est pour les adolescents, en phase de construction et d’apprentissage, un élément fondamental. Elle est notamment tributaire de la régulation de leur temps de sommeil. Reste qu’en documentant les pratiques numériques juvéniles, le projet DPA vient s’inscrire dans un champ éducatif plus large, ouvre des perspectives en ingénierie de formation.
Dans un premier temps, afin de mesurer l’acceptabilité de l’utilisation des données personnelles dans un contexte scolaire, un déploiement du projet DPA a eu lieu au Lycée Beaulieu de Cognac. Il s’est dans un second temps intégré à une démarche participative au Lycée Victor-Hugo de Poitiers. En l’occurrence un projet pédagogique, sur une durée de deux semestres, en sciences numériques et technologie (SNT). Algorithmes, data, “littératie” numérique (capacité à comprendre et utiliser l’information au moyen des technologies) : entre les attentes des jeunes et l’offre pédagogique, un décalage existe.
Un éveil critique
Le projet DPA milite pour un renouvellement de l’éducation aux données. Grâce à une articulation entre trois concepts : le changement de posture, l’autorégulation et la métacognition — connaissance personnelle d’un individu sur ses capacités et ses fonctionnements cognitifs. Au-delà des seuls adolescents, l’éveil critique concerne l’ensemble de la communauté éducative, y compris les parents. Les travaux engagés par le projet DPA trouve déjà des prolongements au sein du Réseau Canopé, opérateur de formation des enseignants.
Côté sociétal, est souvent évoquée une “majorité numérique” fixée à l’âge de 15 ans. Le projet DPA est un outil de cette “maturité critique”. D’autant plus efficace que le terrain aura été préparé. C’est le sens des travaux de la Commission Écrans, qui préconise notamment de ne pas disposer de téléphone portable avant onze ans, de téléphone portable avec Internet avant treize ans, d’accès aux réseaux sociaux avant quinze ans et uniquement aux réseaux sociaux “éthiques” après… Pointer du doigt les ados, c’est bien. Balayer devant sa porte, c’est encore mieux.
Organismes de recherche et partenaires
Laboratoire Techné - Université de Poitiers
LIAS (Laboratoire d'Informatique et d'Automatique pour les Systèmes) - Université de Poitiers
LéP (Laboratoire d'économie de Poitiers) - Université de Poitiers
IRIAF (Institut des Risques Industriels Assurantiels et Financiers) - Université de Poitiers
CECOJI (Centre d'Etudes sur la Coopération Juridique Interdisciplinaire) - Université de Poitiers
CRITT (Centre régional d'innovation et transfert de technologie) Informatique
Principaux intervenants
Hassina El Kechaï, (MCF en informatique)
Emilie Besneville, (Ingénieure d'études, chef de projets)
Date de début / Durée
SEPTEMBRE 2018