Loin des idées reçues, des comportements altruistes et raisonnables sont possibles dans une foule
Créé le 14/03/24
Dans « Le Pluriel » (1966), Georges Brassens chante que « le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons ». La même année, Jean Ferrat lui répondra dans « En groupe, en ligue, en procession » que « l’on peut être seul et con, et que dans ce cas, on le reste ».
Ce qui pourrait ici ne paraître qu’un duel amusé entre chanteurs populaires révèle une sorte de lieu commun de notre « psychologie naïve », c’est-à-dire de la façon dont on attribue des traits aux autres (ici, aux groupes) et dont on explique leur comportement.
Brassens n’est pas le seul à craindre la foule et la multitude. Dans le journal Le Gaulois (1882) et dans un article intitulé « Les foules », Guy de Maupassant avoue se méfier de ces foules qui mettraient à mal le contrôle de l’individu sur lui-même, faisant « cesser à l’homme d’être un homme pour faire partie d’une foule, noyant la volonté individuelle dans la volonté commune comme une goutte d’eau se mêle à un fleuve ».
En psychologie scientifique, cette notion renvoie à la déindividuation, mise en lumière par Diener dans une expérience dans laquelle on observe davantage de vol de bonbons et d’argent par des enfants lorsque ceux-ci se trouvent en groupe. La foule, puisqu’elle favorise l’anonymat, permettrait aux individus qui la composent de ne plus être identifiables, de ne plus avoir à souffrir d’une mauvaise réputation, et donc de se laisser aller à des actions immorales.
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L’anonymat n’est pas la seule raison de l’immoralité de l’individu en foule. C’est aussi (ou plutôt) parce que la présence d’autrui les empêcherait de se contrôler que les individus peuvent se montrer alors sous le plus mauvais jour.
Une petite histoire de la psychologie de la foule
Avant même Diener, l’idée que la foule suspend la capacité des individus à s’autoréguler faisait partie de notre psychologie naïve de la foule. C’est notamment autour de travaux sur les foules qui produisent des crimes en groupes, que se cristallise la notion de « submersion » (l’individu et sa capacité de contrôle de soi sont submergés par la foule), entérinée par Gustave Le Bon dans sa psychologie des foules en 1895.
La notion de submersion dans la foule est largement contestée. Des travaux de psychologie sociale, notamment menés par le psychologue social britannique Steven Reicher (1984) autour des émeutes de Saint-Paul à Londres en 1980, montrent que les individus en foule ne perdent pas leur identité mais qu’ils adoptent l’identité et les normes du groupe social qu’ils forment alors avec les autres membres de la foule. Par exemple, des membres passifs d’un public deviennent des révolutionnaires et des agents du changement face aux agents du statu quo que seraient les forces de l’ordre. Pour autant, ce mythe (comme d’autres mythes sur la foule) persiste.
Des lieux communs sur la foule
Dans un article intitulé La foule déchaînée va à l’école publié en 2005, les sociologues David Schweingruber et Ronald T. Wohlstein passent à la moulinette des manuels de sociologie pour en examiner les représentations ou lieux communs au sujet de la foule. On y retrouve souvent les idées que les foules sont irrationnelles (la présence d’autrui nous fait perdre notre capacité à penser rationnellement), gouvernées par des émotions (ce sont les émotions donc – peur ou colère, par exemple – plutôt que la raison qui guident les foules), et suggestibles (nous imitons aveuglément les autres en foule).
On retrouve également deux autres représentations connexes. Premièrement, la conception que la foule est individualiste. Le fait d’être en foule rendrait l’individu individualiste, notamment face au danger – avec les exemples des paniques de foule lors desquelles les individus agiraient selon le chacun pour soi au détriment du bien-être d’autrui s’il le faut. Deuxièmement, l’idée que la foule serait impuissante et incapable de s’organiser, notamment en cas de drame.
Le mythe de l’individualisme en foule
Si beaucoup d’œuvres cinématographiques comprennent leur scène de panique (on pense par exemple à Titanic de James Cameron, sorti en 1997) montrant des individus aux prises les uns avec les autres pour la survie individuelle, laissant parfois de côté leurs amis et leur famille, la réalité semble toute autre.
Dans un travail réalisé avec des rescapés du Bataclan (13 novembre 2015 à Paris), nous avons montré que la solidarité était très présente, avec du soutien émotionnel (chercher à rassurer les autres, même au risque de se faire repérer par des terroristes), du soutien informationnel (informer les autres de la position et des actions des terroristes, notamment du rechargement des armes qui laissaient aux otages un peu de temps pour chercher à s’enfuir) et du soutien physique (faire la queue pour bénéficier d’une courte échelle permettant de monter sur le toit du Bataclan).
Ce ne sont pas les seuls travaux qui vont dans ce sens. La solidarité et l’entraide sont fréquentes en foule face au danger. Dans des travaux autour des attentats à Londres de 2005, Drury et collègues rapportent des comportements d’approvisionnement en eau, de premiers soins et de réconfort entre victimes.
Le mythe de l’impuissance de la foule
De fait, les membres de la foule (comme au Bataclan) n’attendent pas l’arrivée des secours et des autorités pour prendre les choses en main. Nous avons entendu des rescapés nous parler de soins apportés aux blessés. Ce n’est pourtant pas ce que l’on entend sinon. Le drame de Hillsborough (Royaume-Uni, 1989) est un exemple frappant.
Au cours d’un match entre l’équipe de Liverpool et celle de Nottingham Forest, une mauvaise gestion des flux de supporters a provoqué une congestion causant la mort de 97 personnes. Si les politiciens et les médias d’alors se sont empressés de blâmer la foule pour son incapacité à s’organiser (la une du journal The Sun du 19 avril 1989 disait que des supporters avaient même profité de la cohue pour faire les poches des victimes, des travaux ultérieurs (notamment de Chris Cocking et John Drury en 2013 ont montré, témoignages à l’appui, que coopération et entraide ont émergé pour faire face au manque de secours.
Un participant d’une autre étude de la même équipe de recherche raconte qu’il aurait aimé convaincre certains de ne pas se mettre en danger pour aider les autres, particulièrement celles ou ceux qui se sont livrés à des comportements « héroïques » (nous le citons) comme chercher à sortir les personnes blessées hors de la foule pour les mettre à l’abri.
Cette solidarité survit souvent aux drames eux-mêmes. Une communauté s’est ainsi constituée autour du dramatique incendie de la tour de Grenfell à Londres en 2017, afin de demander justice et réparation.
En dépit de nombreux « debunking », ces deux mythes persistent autour de la foule. Nous avons créé un site pour en parler, avec des articles et un jeu. Dans ce jeu, nous cherchons à promouvoir l’idée que la foule, loin d’être l’endroit où l’individu se perd, peut aussi être le lieu pour trouver des solutions et vivre des émotions collectives qui transforment (plutôt qu’elles n’abaissent) les individus.
Auteurs :
Guillaume DEZECACHE de l’Institut de Recherche pour le Développement
Rhea HADDAD, Strane Innovation
Tiffany MORISSEAU, de Strane Innovation
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.