“Face au risque d’inondation, passons d’une culture du combat à une culture de l’invention”
Créé le 26/11/2024
Nous vivons désormais entre deux tempêtes.
Vouloir se rendre étanche aux aléas est une illusion. Reconstruire à l’identique aussi.
L’architecture contribue à expérimenter de nouvelles relations à la nature et au vivant.
Architecte et urbaniste, Éric Daniel-Lacombe est un spécialiste des risques naturels. Le réaménagement d’anciennes friches industrielles en un quartier résidentiel à Romorantin (Loir-et-Cher), est un démonstrateur de sa démarche constructive face au phénomène d’inondation. Il coordonne des projets au long cours, au Québec, dans les Alpes-Maritimes ou dans l’Aude, qui favorisent un engagement des communautés avec la nature. Titulaire de la chaire “Nouvelles urbanités face aux risques naturels : des abris-ouverts” à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-La Villette, consultant pour la politique de prévention de l’inondation du Grand-Paris, Éric Daniel-Lacombe est l’auteur de Vers une architecture pour la santé du vivant (Les Presses de l’Université de Montréal, 2023).
Avec l'augmentation de la violence et de la fréquence des aléas climatiques, le risque d’inondation devient omniprésent. Comment l’architecture et l’urbanisme peuvent-ils contribuer à nous mettre à l’abri ?
Éric Daniel-Lacombe : Sans doute en tenant un discours clair. Nous ne pouvons pas vivre sur une illusion de protection absolue. Bâtir des digues et des barrages, c’était valable dans un environnement stable. Nous sommes entrés dans une nouvelle époque géologique, celle de l’anthropocène. Par nos activités, nous nous sommes rendus plus vulnérables à la catastrophe. Nous allons tous croiser des aléas, autrement dit des déferlements d’énergie — eau, vent, feu. Qu’on en juge avec le retrait de ce qu’on appelle le “trait de côte”, autrement dit la limite entre la terre et la mer : selon le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), en 2028, un millier d’habitations en France seront dans l’eau, plus de 5 000 en 2050 et 450 000 en 2100 ! Qu’imaginons-nous : faire plus solide, plus étanche ?
Dès le milieu des années 2000, les Pays-Bas avaient engagé un plan afin de “rendre des terres” à la mer. Pour protéger l’essentiel, il s’agissait de céder une partie des polders, ces espaces créés par la construction de digues et l’asséchement des terres. Que nous dit cet exemple : qu’il faut faire marche arrière ?
É. D.-L. : Il ne s’agit pas de renoncer mais de sortir de nos illusions. Les infrastructures de génie civil n’ont pas empêché les catastrophes de la Nouvelle Orléans (2005), de Fukushima (2011) ou de Valence (2024). Parfois elles en ont aggravé les conséquences. Les Pays-Bas, qui rendent des zones à la nature, sont une bonne illustration. Qu’elle soit par crue ou par ruissellement, une inondation c’est de l’eau en mouvement, parfois animée d’une formidable énergie : ce n’est pas en voulant bloquer ce mouvement mais au contraire en le facilitant qu’on réduit notre vulnérabilité !
Schéma des deux flux traversant le quartier Matra, lors de l’inondation de juin 2016. Les flèches bleues indiquent les flux qui ont emprunté le lit ordinaire de la Sauldre, affluent du Cher. Les flèches rouges montrent la formation d’un nouveau bras de rivière qui va s’étendre sur le périmètre du projet conduit par Éric Daniel-Lacombe. Les eaux vont s’évacuer en 48 heures, contre plusieurs semaines ailleurs, comme au Bourgeau, l’île située à droite du plan. © Agence EDL
Faciliter le mouvement de l’eau, c’est la démonstration faite à Romorantin. En 2016, le quartier Matra a résisté sans dommages à une montée des eaux de 40 % supérieure aux crues centenaires. En trois jours, l’eau était évacuée, quand elle a stagné jusqu’à 15 jours dans d’autres quartiers de la ville. Quelle urbanisation aviez-vous choisi ?
É. D.-L. : Vouloir réduire la vulnérabilité au risque, c’est d’abord rendre ce risque visible. Le cœur battant du projet de Romorantin, c’est le jardin, dessinée par Bernard Lassus. Il a pour fonction de stocker une partie des eaux lors d’une inondation, et d’en réguler le retour à la rivière ensuite. Le reste du temps, hors aléa climatique, c’est un espace de vie pour les plantes et les animaux, que l’on découvre en cheminant sur des passerelles. C’est un point de contact, d’attention et d’engagement avec la nature. Quand nous parlions de l’exemple néerlandais : nous avons consacré 20 % de la surface totale du projet de Romorantin aux constructions, 80 % à la rivière et à ses bifurcations en cas de crue ! Sur le plan urbanistique et architectural, il y a des tas de dispositions techniques, comme l’implantation des bâtiments dans le sens de l’eau et leur surélévation, le rehaussement des chaussées, la construction des parkings en rez-de-chaussée ou enfoncés d’un mètre maximum sous les immeubles et bordés par une murette, afin que les véhicules ne deviennent pas des projectiles en cas de crue, etc. Mais le noyau du projet, et de mon travail depuis une trentaine d’années, c’est vraiment ça : comment se protéger tout en s’ouvrant à un nouveau rapport à la nature.
Façade nord des logements sociaux du quartier Matra à Romorantin. Des treillages en métal découpé vont servir de supports aux plantes grimpantes. Les logements sont séparés du jardin public par une “faille”. C’est là que s’engouffre l’eau de la Sauldre en période d’inondation. Le reste du temps, c’est un point de contact avec la nature, un support d’imaginaire. © Agence EDL
Vous travaillez d’ailleurs le concept des “abris-ouverts”. Mais n’est-ce pas difficile à entendre pour des sinistrés ? Quand on vient de perdre son habitation, on a envie d’un retour à l’identique, non ?
É. D.-L. : Comme le désir de s’étancher de la nature, de se couper de ses effets, la volonté de reconstruire à l’identique est un écueil. Mon activité d’architecte et d’urbaniste tient en ce sens à la fois du sprint et du marathon. À court terme, il n’y a aucune ambiguïté : il s’agit d’assurer au mieux la sécurité civile — celle des citoyens — pendant une inondation. Sur cette satisfaction-là, nous pouvons créer autre chose. En arrière-plan, j’essaie ainsi d’enclencher une expérimentation. Car la question qui se pose aux communautés avec lesquelles je collabore, c’est d’apprendre à vivre avec la catastrophe. Les réponses seront forcément locales, éloignées des grandes idéologies. Le traitement médiatique des catastrophes a tendance à aplanir les événements. Aux actualités, une inondation succède à une autre. Alors que les situations sont très éparses, selon que l’on soit à Carcassonne ou dans les Hauts-de-France…
Feux de forêt, pluies torrentielles : le projet de construction de deux ensembles de bureaux en pleine pinède, à Mougins, dans le bassin Nice-Cannes-Mandelieu s’est accompagné d’un processus d’évaluation inventive. Il s’est engagé avec les services de la Ville, les pompiers et l’Office national des forêts (ONF). © Agence EDL
Est-ce facile de lancer des expérimentations ? De l’État au citoyen, de la collectivité aux associations environnementales, les intérêts et impératifs sont parfois contradictoires. C’est d’ailleurs une prise de conscience collective de tous ces acteurs que favorise le serious game Sim-MANA, développé avec le soutien de la Fondation MAIF.
É. D.-L. : C’est une piste intéressante. Dans un projet, mon rôle à moi est d’avoir le plus d’adversaires possible ! Trêve de plaisanterie, c’est précisément dans cette tension entre les acteurs, ainsi que dans le rapport de l’individuel au collectif, que tout se joue. Certes, ce n’est pas facile d’expérimenter. Un projet tel que celui de Romorantin a été mené sur plus d’une décennie. Il faut sans cesse maintenir la conversation, impliquer les citoyens, chercher la concorde. On doit aller quérir le savoir au plus près du terrain, ce qu’on appelle dans nos métiers la “connaissance habitants”. Les marins connaissent la mer, les montagnards la montagne, les campagnards la campagne ! Les grandes décisions que nous avons à prendre relèvent à la fois de la régulation et de la nature. Pas l’un ou l’autre, encore moins l’un contre l’autre. Pour ma part, je sers en quelque sorte de boussole, pour indiquer ce vers quoi nous devons tendre, nous polariser : un autre rapport à la nature, qui stimule nos imaginaires et le plaisir dans nos vies quotidiennes. À mes yeux, un architecte n’est pas là pour imposer son style, mais pour défendre une éthique.
En forêt de Mougins, les cinq bâtiments en haut de la pente sont desservis par une route qui monte et descend, comme en montagne. Cela permet de recueillir les eaux des surfaces imperméabilisées et de les conduire par deux lits secs dans la forêt, jusqu’à un bassin de rétention. Il est lui-même relié à un second bassin, près d’un autre groupe de deux bâtiments (en bas du plan). © Agence EDL
En somme, plutôt qu’une digue qui nous donnerait l’illusion d’être protégés, nous devrions bien davantage nous familiariser avec la nature et ses sautes d’humeur ?
É. D.-L. : Absolument. Il faut donner aux habitants, partout où ils sont exposés aux risques naturels, ce désir de familiarité avec la nature, la possibilité d’avoir pour elle une attention nouvelle, faite de soin, d’attention, de ménagement. Gardons la mémoire des catastrophes du passé, observons les mouvements de la nature et cultivons la prudence, qui est l’opposé de l’inaction : la capacité à agir de façon raisonnée. Bien sûr, les catastrophes peuvent laisser des plaies ouvertes. Mais elles sont aussi l’opportunité de changer de paradigme. Pas avec des mots tout faits. On utilise parfois le terme de “résilience” pour se débarrasser des problèmes. C’est un concept pertinent, s’il est pensé de manière dynamique, comme un processus et non comme un état. Mais je préfère débusquer ce qu’il cherche à recouvrir : notre état de vulnérabilité. Nous savons l’urgence et nous savons que nous devons changer. Il reste à peine une génération pour ça. Des penseurs comme le géographe Michel Lussault, avec son ouvrage Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre (Seuil, 2024), nous donnent le cap. Cultivons donc à son invitation des “vertus habitantes”. J’ajouterais à ses propositions une certaine forme de “prudence créative”.
Propos recueillis par Stéphane de Torquat
(Paris, novembre 2024)
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