Etienne Bressoud, expert en sciences comportementales, revient sur les objectifs, les impacts, les dérives et les enjeux éthiques du nudge dans nos sociétés.

Créé le 30/06/25
Étienne Bressoud, spécialiste du nudge et des sciences comportementales, nous éclaire sur cette méthode d’incitation douce qui fait de plus en plus parler d’elle. Derrière ce terme à la mode se cache une discipline rigoureuse, fondée sur l’analyse fine de nos mécanismes de décision. Pour mieux cerner ce qui relève de la science, de l’éthique ou parfois de la manipulation, nous lui avons tendu le micro pour une plongée lucide et accessible au cœur de nos comportements.
Un chercheur à la croisée des sciences et du terrain :
Étienne Bressoud dirige BVA Nudge Consulting France, et occupe également le poste de Chief Behavioral Officer au sein du groupe BVA Family. Ancien enseignant-chercheur à l’université Paris 8, il est titulaire d’une thèse sur l’écart entre intention et comportement d’achat. Il met aujourd’hui en œuvre les apports de la psychologie, de la sociologie ou des neurosciences pour concevoir des dispositifs concrets de changement de comportement. « Mon métier consiste à aider les gens à passer de l’intention à l’action, que ce soit dans le champ de la prévention, de la santé, de la formation, de la cybersécurité et bien d’autres encore », explique-t-il.
Comment percevez-vous l’évolution des sciences comportementales ces dernières années ?
Etienne Bressoud : « Depuis la publication du livre Nudge en 2008, il y a eu un tournant majeur. Les sciences comportementales se sont fortement diffusées, d’abord dans les politiques publiques, puis les entreprises. Aujourd’hui, des gouvernements comme des marques recrutent des psychologues ou sociologues pour rendre leurs actions plus efficaces. On est passé d’un usage ponctuel à une approche systématique, intégrée dans les stratégies d’action. L’évolution est nette, et elle est encore en cours. »
Le mot « nudge » est parfois critiqué comme un buzzword ou « mot à la mode » Partagez-vous cette idée ?
Etienne Bressoud : « Oui, le terme “nudge” (traduire littéralement « coup de pouce »), a été un formidable levier de diffusion, mais il est aujourd’hui perçu comme réducteur. Il donne parfois l’impression que l’on parle d’astuces superficielles, alors qu’en réalité, les nudges reposent sur des travaux scientifiques complexes et des expérimentations rigoureuses. Il ne faut pas oublier que ces interventions comportementales, qui paraissent parfois « évidentes », a posteriori, s’appuient sur les connaissances en sciences comportementales, incluant les biais cognitifs et heuristiques (raccourci décisionnels), ainsi que l’impact du contexte, physique et social. Bien que Buzzword, le nudge est issue de la science et son usage est une tendance de fond »
Pour vous, qu’est-ce qu’un bon nudge ?
Etienne Bressoud : « Un bon nudge est d’abord un nudge qui fonctionne, c’est-à-dire qui change le comportement ciblé, et ce de manière durable. Mais il ne suffit pas d’être efficace : il doit aussi être éthique. Cela implique plusieurs conditions : servir l’intérêt de l’individu ou de la société, ne pas supprimer d’option de choix, être transparent, et être acceptable par ceux sur qui il est appliqué. Un nudge ne doit jamais manipuler pour le seul profit de celui qui l’a mis en place. C’est pourquoi chez nous, chaque intervention est discutée au regard de ces critères. »
Où situez-vous la frontière entre incitation et manipulation ? Le nudge vous semble-t-il risqué ?
Etienne Bressoud : « Toute science peut être utilisée pour le bien ou pour le mal. L’énergie nucléaire peut chauffer un hôpital ou détruire une ville. Le nudge, c’est pareil. La frontière tient dans l’intention de l’individu pour lequel on crée le nudge : est-il en phase avec le comportement cible ou non ? Si oui, c’est de l’incitation (qui aide l’individu à atteindre ses propres objectifs). Sinon, ça peut devenir de la manipulation. Un bon test est de se demander : comment réagirait la personne si je lui expliquais le nudge que je mets en place pour elle ? Bien ou mal ? »
Quel rôle les institutions ou les pouvoirs publics devraient-ils jouer dans l’encadrement des nudges ?
Etienne Bressoud : « Le sujet, ce n’est pas l’outil utilisé (comme le nudge), mais l’objectif visé : le comportement que l’on cherche à encourager. Le nudge n’est qu’un moyen, au même titre que la communication ou la fiscalité. Ce qui peut être encadré, et l’est parfois, c’est l’usage qu’on en fait au regard de ce comportement cible. Prenez le “choix par défaut” : lorsqu’un consommateur a le choix entre une offre de service durable et une offre de service polluante, l’option proposée par défaut impact fortement la décision. Ce qui permet d’augmenter la souscription à l’offre durable. C’est puissant. Et c’est pour ça que des législations sont venues encadrer son usage, notamment pour interdire que les cases vous proposant des abonnements à des newsletters ou autres services soient pré-cochées par défaut sur les sites web. Ce n’est pas l’outil qu’il faut surveiller, c’est l’usage qui en est fait.
Le grand public comprend-il bien ce qu’est un nudge ?
Etienne Bressoud : « Non, souvent il y a confusion. Les gens retiennent les exemples visibles – des flèches, des rappels, un visuel plus saillant – mais ne perçoivent pas toute la recherche qu’il y a derrière. Ils trouvent ça “logique”, “évident”, mais ce n’est jamais aussi simple. Il y a un gros travail expérimental en amont, avec des tests en conditions réelles, des hypothèses, des résultats mesurés. C’est un vrai processus scientifique. Et cette partie invisible est souvent ignorée. »
Si vous deviez faire passer une seule idée sur les sciences comportementales, laquelle serait-ce ?
Etienne Bressoud : « Je citerais Richard Thaler : nudge for good. Il faut utiliser les sciences comportementales pour faire le bien. Si vous comprenez comment fonctionne le cerveau humain, alors servez-vous de cette connaissance pour aider les gens à adopter de meilleurs comportements – pas pour les piéger ou les exploiter. C’est une question de responsabilité. »
Propos recueillis par Maxime POMARES, Juin 2025.
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